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Histoire et historiens/Pr. Ahmed Cheniki

Date de création: 30-11-2024 19:10
Dernière mise à jour: 30-11-2024 19:10
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HISTOIRE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- HISTOIRE ET HISTORIEN/PR A.CHENIKI

© Pr Ahmed Cheniki, fb, novembre 2024

TOUT LE MONDE SE MET A PORTER LES ORIPEAUX D’HISTORIEN

Ces derniers temps, tout le monde, chez nous, en Algérie, ailleurs, s’improvise historien. Quelle prétention ! C’est vrai qu’on a toujours voulu confondre mémoires, témoignages et discipline historique pour faire diversion et faire admettre comme vrai le discours dominant, le regard hégémonique. Certains voudraient même opposer des mémoires ou les concilier comme si c’était si simple que ça, faire de la subjectivité extrême le lieu désigné d’un putsch contre l’Histoire. Des écrivains cherchent, eux aussi, à se muer en historien. Des cinéastes, des artistes. Beaucoup semblent confondre, mythes, légendes, affabulations et Histoire. L'historien n’est nullement un homme de consensus ou de compromis, son métier, c’est de chercher et de trouver éventuellement. A l’aide d’outils et de matériaux particuliers.

Je me souviens, alors étudiant d’Histoire à l’université d’Alger, mes professeurs, de brillants historiens, Adouani et Cheniti, nous disaient souvent que pour beaucoup de gens, l’Histoire serait une discipline facile, une accumulation de souvenirs, tout le monde pouvait en parler, confondant Mémoire, traces et Histoire. Puis un autre, Mahfoud Kaddache, dans nos rencontres, lui qui a passé, toute sa vie à chercher, quand il m’entretenait d’un fait historique, était d’une extraordinaire prudence, il n’avançait jamais un énoncé, un fait sans l’avoir interrogé, questionné les différentes sources, authentifié les différents documents les situant dans leur contexte, les conditions de production du fait historique étant fondamentales. Ce n’est pas si facile que ça. La vérification d’un fait historique pouvait prendre des années. En Histoire, comme ailleurs, les questions de méthode sont fondamentales. Comme d’ailleurs, les instances d’ordre épistémologique.

Yves Courrière en a fait une Histoire romancée, une archéologie chronologique, d’autres, de chez nous, en ont fait une suite de faits guerriers, d’un héroïsme outrancier, sans véritable interrogation, à l’image des supporters de foot. L’Histoire, c’est une discipline très exigeante, qui n’exclut pas l’idée de récit et de narration, mais après un harassant travail de questionnement et de recherche. Ce n’est nullement une suite d’accumulations de documents ou d’information non authentifiées, c’est-à-dire non examinées à l’aune de la critique des sources.

Ce qui rapproche quelque peu la discipline historique des « sciences de la nature » et l’éloigne relativement du discours de voyageurs (Hérodote, Ibn Batouta) ou d’enjoliveurs (Racine par exemple), les premiers considèrent l’histoire comme un simple récit, l’auteur de Phèdre, lui, se prend pour l’historiographe officiel du roi Louis XIV, allant, à l’époque dans le sens de cet adage trop peu crédible, L’histoire est écrite par les vainqueurs. Du moment, peut-être, mais elle reste marquée aussi par la présence d’historiens qui usent d’outils et de méthodes particulières pour donner à lire une Histoire en mouvement qui, certes, peut-être censurée.

Peut-on peut-on rapprocher l’historien actuel du géologue, il use de fragments qui ne cesse d’interroger, différents documents, différentes sources, objets matériels, archéologiques, silences…L’historien qui cherche au-delà du document, l’implicite, n’affirme pas, émet des hypothèses qu’il confronte à la réalité des sources qu’il analyse froidement. Il y a aussi, chez le chercheur, une certaine passion, mais celle-ci devrait-être atténuée par la rigueur du coup d’œil froid, pour reprendre Max Weber.

Puis les communautaristes, les wilayistes, les uns et les autres inscrivent ce qu’ils pensent être l’Histoire dans des oppositions où le « nous » exclut le « ils », ils aiment trop le manichéisme de gare comme si l’Histoire pouvait être un lieu sacral ou une espèce de moment d’exclusion accusatoire. C’est la guerre des pronoms dans une nation encore en formation. Comme toutes les nations d’ailleurs. Et d’autres, se baladent, dans cet univers tragique, avec de fausses géographies et de mauvaises notes, comme si c’était facile de plonger dans le monde complexe de l’Histoire qui exige énormément de prudence et de distance. Max Weber évoque ce qu’il appelle la « neutralité axiologique ».

Il faut tout définir, tout interroger, sans tomber dans la facilité consistant à diaboliser les uns et à "héroïser" les autres, un manichéisme tragique. Même les arts s’y mettent à vouloir écrire l’Histoire, alors que ce n’est ni leur fonction ni leur vocation, à tel point que les ministères des Moudjahidine et de la Culture se posent en historiens. Il y a quelque part une confusion des genres.

L’Histoire est une lecture froide, la mémoire est une suite de bruissements, de souvenirs et de faits latents, elle ne peut être fragmentée, dépecée comme certains sont en train de faire, parlant même de « réconciliation », de « choc » ou de « guerre » des mémoires.

Qu’est-ce que la mémoire ? Qu’est-ce que la trace ? Qu’est-ce que l’archive ? Toute archive est prisonnière de l’espace dominant, marqué du sceau du rapport de pouvoir. Ces questions restent encore posées. Pour user d’une tautologie, les « mémoires » restent des « mémoires », c’est-à-dire traversés par les jeux suspects de la subjectivité, même recueillis par un historien. L’Histoire, c’est autre chose, c’est la quête d’une « objectivité », peut-être possible, avec des outils et des procédés particuliers, une passion froide. C’est ce qu’expliquait très bien René Gallissot dans un entretien qu’il m’avait accordé.

Dans cet univers tragique, certains usent de faciles constructions idéologiques. On ne parle pas d’Histoire, on fabrique des faits et des héros ou leurs antithèses, c’est la dictature des extrêmes, le choc des ignorances, les écrits où l’héroïsme tribal n’est pas absent, tout ce qui est complexe les rebute, la facilité, les généralisations, les uns aiment l’Emir Abdelkader, d’autres le détestent, les autres sont amoureux de Abane, Amirouche ou Boudiaf, alors que quelques autres n’arrêtent pas de le discréditer, Messali, Kafi, Ferhat Abbas, Boussouf, Ben M’hidi, Zighoud, Bentobbal, ce sont les extrémismes de l’amour excessif ou de la détestation extrême.

Il y a même ceux qui font de certains simples témoins, proches ou éloignés, des diseurs de vérités. Notamment à propos de la lutte de libération. Dans tout cela, l’Histoire déserte des lieux où on veut canoniser les uns et les autres comme si leur sacralisation allait en faire des mythes, des légendes sans chair, leurs os voleraient comme ce personnage un peu spécial de Gabriel Garcia Marquez.

Ces gens qui entretiennent un rapport très singulier avec l’Histoire jurent, abjurent, insultent, catégorisent, racontent, comme si l’histoire était une suite de racontars ou d’événements héroïques. L’Histoire, ce n’est ni facile, ni simple, les vrais historiens interrogent tout, passent un temps fou pour expliquer un simple fait, un acte ou une action, un document, un objet, une archive, une parole.

Je crois que ceux qui se gargarisent de contes substitués à l’Histoire ne pourront pas résister à la difficulté d’être historien, préférant leur ignorance qui consiste à dire les actes comme de simples contes.

C’est peut-être facile de tourner le dos à l’Histoire dans un pays où on préfère encore plonger dans les gestes communautaires, l’oral structure les lieux sociaux et politiques, continuant à manipuler le passé réduit le plus souvent à la lutte de libération, excluant les autres pans, confondant mémoire et Histoire, dépouillant l’Histoire de sa force fondatrice, assimilée à une suite de faits guerriers. Comme ces films et ces pièces commandés pour raconter une Histoire qui n’en est pas une, mais une lecture fantasmatique de cette Histoire. On oublie souvent que l’Histoire est une discipline très sérieuse qui a ses écoles, ses courants et ses épistémès. Elle a ses propriétaires.