VIE POLITIQUE -
BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH-INTERVIEW KAMEL DAOUD PAR JEUNE AFRIQUE- ROMAN « HOURIS »
(I/II)
© Farid Alilat/Jeune Afrique, 12 octobre 2024
Kamel Daoud :
« Nous avons mal soldé la décennie noire »
En lice pour le prix Goncourt 2024, le journaliste et
écrivain algérien naturalisé français revient avec « Houris » sur le
silence qui entoure les années noires. Gallimard, son éditeur, se voit ainsi
interdit de participer au Salon du livre d’Alger.
Depuis la sortie, en août, de son roman Houris, Kamel Daoud est très
sollicité. Dans ce petit bistrot du 18e arrondissement où l’on s’attable
pour l’entretien, il touche à peine à son poisson. Trop anxieux à l’idée de
rater son train pour Bordeaux, où l’attend une énième vente-dédicace. Depuis
l’été, l’écrivain algérien naturalisé français enchaîne les rencontres.
Bordeaux, Nancy, Brest, Nice, Marseille, Paris… un vrai tour de France des librairies avant une tournée internationale. Houris fait
partie de la première liste de livres sélectionnés pour le prix Goncourt 2024. Installé
en France, l’écrivain et journaliste peut enfin raconter cette histoire qui le
hante depuis vingt-cinq ans. Dans les nuits du 30 décembre 1997 et du 3 janvier
1998, des groupes islamiques armés investissent Had Chekala, Ammi Moussa ou encore Ramka,
des hameaux isolés de la région de Relizane, pour y
massacrer femmes, hommes, enfants, bébés et bêtes. Bilan de ce pogrom ? Plus de
1 200 morts. Vingt-cinq ans plus tard, rares sont les Algériens qui se
souviennent de ces deux tueries. Certains n’en ont d’ailleurs jamais entendu
parler. La politique de réconciliation nationale décrétée par le président
Abdelaziz Bouteflika en 1999 impose silence, oubli et amnésie. Une loi de 2005
interdit même d’évoquer cette tragédie sous peine de poursuites judiciaires –
loi qui explique sans doute le refus de l’Algérie d’accueillir les éditions
Gallimard au Salon du livre d’Alger. Au cœur du roman, il y a ces massacres de Had Chekala et cette décennie
noire que l’écrivain a choisi d’évoquer à travers Aube, l’héroïne, qui a perdu
ses parents, sa sœur, ses proches et sa voix dans cette orgie de sang. Cette
nuit-là, alors qu’elle n’avait que 5 ans, un terroriste lui a tranché la gorge,
sectionnant ses cordes vocales avant de la laisser pour morte. Elle a survécu,
avec un « sourire » de vingt centimètres sous le menton. Revenue des
morts, Aube renaît à Oran, y tient un salon de coiffure, raconte le passé et le
présent. Le passé, ce sont ces tueries qui ont ensanglanté l’Algérie. Le présent, c’est cet enfant qu’elle
porte dans son ventre, à qui elle raconte son histoire, l’amnésie qui entoure
cette guerre et l’injustice faite aux victimes, qui doivent vivre avec leurs
bourreaux.
Jeune Afrique : Vous êtes journaliste au Quotidien
d’Oran, en 1997, quand vous partez couvrir ces massacres de Had Chekala, qui ont fait plus de
1 000 morts. Comment avez-vous vécu ces tueries de masse ?Kamel
Daoud : De permanence ce soir-là, j’apprends par un appel que des massacres
ont eu lieu dans la région de Relizane. L’informateur
affirme que des centaines de personnes ont été tuées dans ces localités que je
connais bien, puisque ma mère en est originaire. Le lendemain, je me
rends sur les lieux, où il n’y a ni policier, ni gendarme, ni militaire. À Had Chekala, tout est gris,
boueux, sale, sanglant. Partout, un silence sidérant. Et l’hébétude. Les gens
errent comme des zombies. Sur les sentiers où le sang se mélange à la boue, il
y a de la vaisselle, des couvertures, des tapis laissés par les rescapés qui
ont fui les tueurs. Partout, des cadavres et des membres découpés. Ils n’ont
pas seulement tué, ils ont aussi dépecé leurs victimes. Je me souviens d’un
homme qui m’a agrippé le bras en me disant : « Ils ont pris mes filles,
ils ont pris mes filles. » Des dizaines de jeunes filles ont été
kidnappées, violées et massacrées.
Comment retranscrire dans un article toutes ces horreurs ?: Sur les lieux, c’est
d’abord la sidération. Le cerveau décroche, s’arrête de fonctionner à la vue
des centaines de cadavres, dont certains horriblement mutilés. Ensuite, vient
la question du nombre de victimes au moment de raconter l’histoire. Le nombre
de morts est une question politique. À l’époque, les autorités ont avancé le
chiffre de 147 morts alors que les gens évoquaient plus de 1 200 morts. Ce
chiffre écrase tout le reste du récit. Vous imaginez 1 200 morts en deux nuits
de massacre !
Pour le besoin de ce roman, vous repartez à Had Chekala en juin
2023. Que reste-t-il de ces lieux, de ces vies et de ces tragédies vingt-cinq
ans après ?: J’ai tenu
psychologiquement grâce à la littérature. Chaque journaliste avait sa stratégie
de survie face à l’horreur. De tout cela, il ne reste rien. Les hameaux où
ces personnes ont été suppliciées sont aujourd’hui des lieux de désolation, de
non-mémoire. Les habitants ont repris le cours de leur vie, mais on sent encore
l’hébétude et la sidération. Comme le raconte Aube, le personnage de Houris,
ces lieux devraient abriter un mémorial, et chaque feuille d’arbre devrait
porter le prénom d’une victime. Face au plus grand massacre de cette décennie,
on cultive le grand oubli, le grand effacement.
Comment les journalistes qui couvraient ces massacres
tenaient-ils psychologiquement ?: On tient avec
l’alcool. Ne soyons pas hypocrites. Tout le monde sait qu’à l’époque les
journalistes buvaient beaucoup, et certains étaient abîmés par l’alcool. Mais
il y avait une sorte d’exaltation et d’excitation du métier qui aidaient à
faire contrepoids aux traumas psychologiques. Ce qui est frappant, c’est qu’à
l’époque du terrorisme les journalistes allaient sur le terrain. Maintenant que
l’on vit dans la paix, personne ne sort de sa rédaction. Le journalisme est
devenu sédentaire. J’ai tenu psychologiquement grâce à la littérature. J’avais
tout le temps un livre entre les mains. A l’époque, je dévorais les livres de
l’écrivain argentin Ernesto Sábato. Chacun avait sa stratégie de survie
face à l’horreur.
Pourquoi attendre plus de vingt ans pour écrire sur
cette décennie noire ?Techniquement, je devais construire
une histoire. Humainement, j’avais besoin de temps. Quelqu’un a dit qu’il
fallait vingt ans pour raconter une guerre. C’est exactement ce qui est arrivé
pour moi. Il m’a fallu deux décennies pour raconter cette guerre civile.
À l’époque, il ne fallait pas divulguer les chiffres
des massacres pour ne pas choquer l’opinion algérienne et internationale. Cette
politique de réconciliation nationale imposée par le président
Bouteflika passe-t-elle aussi par l’amnistie des faits qui est au cœur de votre
roman ?: Je n’aime pas cette
expression, « réconciliation nationale ». Elle veut dire que le
bourreau a demandé pardon à sa victime et que celle-ci le lui a accordé. Nous
sommes dans une situation d’amnésie violente et dans un pays dans lequel il y a
des chiffres précis sur la guerre d’indépendance, à l’époque où il n’y avait
pas d’État. Et nous n’avons pas de chiffre exact sur la guerre civile alors que
nous avons un État. Tout le monde évoque 200 000 morts. Dernièrement, l’agence
de presse officielle a même évoqué 250 000 morts. Dans Houris, Aube
dit à la fille qui est dans son ventre : « Les chiffres sont la base de la
vérité. » Elle est obsédée par l’idée de compter. Nous avons besoin de
chiffres sur la guerre de décolonisation pour sortir du mythe et aller vers la
vraie mémoire. C’est la même chose pour la décennie noire. En parlant de
réconciliation, on ne connaît pas jusqu’à présent les détails des accords qui
ont été signés en octobre 1999 par l’AIS [Armée islamique du salut] et l’armée
algérienne. Ce sont ces accords qui, en janvier 2000, ont permis à plus de 6
000 terroristes de bénéficier d’une grâce. Cette tragédie aurait pu au moins
servir à construire le socle d’un nouveau consensus en Algérie comme
ce fut le cas au Rwanda. Il y a une limite de violence au-delà de laquelle, si
on n’en assume pas la responsabilité, on ne construira jamais une nation.
La décennie noire est peu documentée en littérature,
en documentaire ou en fiction, contrairement à la guerre d’indépendance.
Comment expliquer le silence sur une période de bruit et de fureur
?:Il y a d’abord l’arsenal juridique. La loi sur la charte et la paix de 2005
interdit d’évoquer cette tragédie sous peine de poursuites. Toute plainte
émanant d’une victime doit être considérée comme irrecevable par un juge. La
structure institutionnelle n’existe pas pour autoriser ou rendre possible la
collecte des faits. Les gens qui ont subi cela dans leur chair ont un sentiment
de peur et de honte. Les bourreaux ne veulent pas parler. Nous avons mal soldé
cette période. On a peur de la vérité, peur que l’on dise et que l’on sache qui
a fait quoi. Paradoxalement, c’est après cette guerre civile qu’il y a eu
une surenchère mémorielle sur la guerre d’indépendance. Pour faire oublier
l’une, rien de mieux que de parler de l’autre.Pour instaurer un droit à la
parole, il faut le soutien de l’État. Au Rwanda, ils ont organisé des séances
de réconciliation et de justice dans les stades, des tribunaux populaires dans
les villages pour libérer la parole. On aurait pu faire la même chose en Algérie.
Peut-être pas la première année, mais on aurait pu suivre le même processus. Ainsi,
les islamistes qui n’ont pas demandé pardon en l’an 2000 sont les mêmes qui
disent aujourd’hui ne rien avoir fait de mal.