COMMUNICATION-FORMATION
CONTINUE- PRATIQUE JOURNALISME/USAGE DES DONNEES PRATIQUE (II/II)
© https://theconversation.com/Published: September 19, 2024
Des « empreintes polysémiques »
La théoricienne Aurélie Ledoux a tenté de montrer
que, dans le cas de Boutcha, cette opposition entre
média traditionnel et propagande découlait d’une logique contre-discursive des
enquêtes en sources ouvertes. C’est-à-dire d’une certaine mise en avant de l’OSINT
comme contre-discours défaisant les discours officiels et qui peut être facilement
récupéré par les discours conspirationnistes et la désinformation.
Elle souligne également la manière dont les informations dans les enquêtes
OSINT sont des « empreintes polysémiques » susceptibles d’embrasser
différentes interprétations. En effet, autant dans le cas du travail du New York
Times que dans celui des vidéos prorusses, il est parfois difficile de
voir dans les images ce que les auteurs de la vidéo nous signalent. Ainsi, le
spectateur se retrouve parfois face à des photographies satellites agrandies où
il ne distingue qu’un pixel plus sombre que les autres, mais dans lequel il est
sensé distinguer un cadavre ou un véhicule, par exemple.
La réception que nous avons de ces vidéos dépend de la confiance que nous
attribuons à tel média ou au contraire d’une forme de défiance envers les
discours d’autorité qui fera préférer à certains les versions
« alternatives » et les « narrations toxiques », pour
employer une expression du théoricien italien Wu Ming.
La grammaire visuelle de la véridiction
L’usage des techniques d’investigation en sources ouvertes a offert aux
journalistes la capacité de remettre en cause les récits officiels et de
dénicher des récits qu’ils n’auraient pas pu révéler autrement.
Cependant, on peut constater que cette approche a également nourri la
désinformation en conférant une fausse impression de certitude à des
affirmations basées sur des documents objectifs et souvent non validés. Il nous
semble que cette fausse impression de certitude se fonde sur l’utilisation
d’une certaine grammaire visuelle prétendant dire le vrai – que nous avons
appelée « grammaire visuelle de la véridiction ».
En effet, les retranscriptions vidéo d’enquêtes OSINT mettent souvent en
place un flux temporel bien particulier. Partant d’une situation initiale (par
exemple une explosion à instant T), elles remontent le temps et reconstituent
les événements point par point afin de nous amener à une situation finale (une
affirmation quant à la responsabilité de cette explosion).
Chaque étape s’élabore, comme pour une démonstration scientifique, par saut
logique d’une preuve à l’autre, le spectateur suivant le cours du raisonnement
scientifique, sans forcément percevoir qu’il s’agit d’une coupe sur la réalité
des événements survenus à cet instant et à cet endroit. Cette reconstitution
vidéo s’appuie sur un ensemble de formes visuelles constitutives d’une
démonstration. Mais il s’agit de formes démonstratives vides permettant un
réemploi dans des contextes où la recherche de la vérité n’est pas la
préoccupation principale.
Ces formes visuelles se composent d’un répertoire large, mais limité,
circulant entre les médias. Nous pouvons relever celles qui sont les plus
fréquemment utilisées : les juxtapositions d’images satellites et des vues
au sol avec des formes géométriques colorées créant des correspondances entre
les deux ; la mise en place de timeline renvoyant à l’esthétique des
interfaces des logiciels de montage vidéo ; le recours massif à la modélisation
3D pour restituer des événements dont on dispose ou non d’images ; la
présentation de documents comme pour témoigner de l’authenticité des sources
mobilisées ; ou encore la constitution de panoramique d’images en
assemblant différentes prises de vues.
Une compétition pour le cadrage de la réalité
Cette grammaire visuelle interroge lorsqu’elle est utilisée par le milieu
journalistique. Les vidéos OSINT se fondent sur des images qui enregistrent un
certain nombre de signes témoignant d’un certain rapport avec le réel. Elles
héritent ainsi de toute une tradition considérant que les images sont des
preuves, pourtant déconstruite par les travaux universitaires entre autres
de Vincent Lavoie ou d’Aurélie Ledoux et Dork Zabunyan.
Comme pour Boutcha, en se focalisant sur un
détail des images plutôt qu’un autre, et en les reliant avec différents détails
d’autres images ou d’informations, des narrations alternatives sur les
événements se mettent en place, se transformant en une mise en scène, en dépit
des autres éléments d’analyse.
Une compétition pour le cadrage de la réalité advient, et les enquêteurs
OSINT doivent se baser sur l’idée que le monde, les images et les informations
qu’ils utilisent peuvent être l’objet de différentes interprétations, mais que
la vérité factuelle existe. C’est une ligne de crête sur laquelle ils marchent
et qu’ils sont encore en train d’apprivoiser dans le rendu de leurs enquêtes en
sources ouvertes.
Ils doivent également en dompter une seconde en ce qui concerne la
diffusion des résultats de leur investigation. Il y a en effet un équilibre à
maintenir entre l’enchaînement logique et narratif de leurs démonstrations
(dont dépend l’attention du spectateur comme l’efficacité du discours) et le
dévoilement au public de la « boîte noire » des outils et des choix
ayant permis de fabriquer une interprétation des événements aussi rigoureuse
que possible.