SCIENCES- OPINIONS ET POINTS
DE VUE- SOCIOLOGIE URBAINE/MOHAMED MEBTOUL/CHRONIQUE (LE QUOTIDIEN D’ORAN,
JEUDI 5-9-2024)
© « Les
escaliers », Mohamed Mebtoul (Le Quotidien d’Oran, jeudi 5 septembre 2024)
A
une question du journaliste du Monde (19 janvier 2023), sur le projet de
recherche qui pourrait la passionner, Michèle Perrot, brillante historienne
française du mouvement social et celui des femmes, répondit ceci : « Je rêve de
comprendre ce qui se passe dans les escaliers des immeubles ». Pour l’intellectuel
épris d’envolées théoriques, le thème des escaliers ne mériterait à ses yeux,
aucun intérêt digne du chercheur. Celui-ci serait habitué à se positionner en
surplomb avec tout ce qui est répétitif ou « insignifiant », faisant peu cas de
« détails »considérés trop rapidement ou
prétentieusement comme des objets de recherche mineurs… Et pourtant, les
escaliers font partie du quotidien d’un nombre important de personnes. Sans
eux, il est impossible d’accéder à l’appartement habité quand l’ascenseur n’existe
pas. Leur usage est fréquent au cours de la journée et souvent une partie de la
nuit pour certains habitants de l’immeuble. Ils favorisent la rencontre entre
les voisin.es, les proches parents ou les ami.es qui leur rendent visite, ou au
contraire, la solitude de certains habitants L’œil du sociologue peut être
décisif pour décrypter finement le sens des relations sociales qu’il est
possible d’observer dans les escaliers (évitements, conflits sourds et
implicites, cris et insultes, silence-enfermement, ou discussion stéréotypée et
rapide entre voisins). Les escaliers ne se réduisent pas à leur seule
configuration matérielle et statique faisant surgir une visibilité dominée par
les faïences que le maçon a patiemment greffées par la médiation du ciment dans
les différents étages de l’immeuble. Les escaliers sont aussi objet de
vieillissement, laissant apparaître différentes fissures et fragmentations,
devenant difficilement praticables. Ils attendent vainement leurs remplacements
pourtant discutés et rediscutés longuement entre certains habitants de
l’immeuble. Force est d’observer qu’ils restent « vivants ». Ils « supportent »
les commérages, les tensions sociales, les soutiens multiples et les rapports
de genre noués dans ces petits espaces proches des portes d’entrée de
l’appartement. Ils représentent une épreuve douloureuse pour les personnes
malades chroniques et âgées qui tentent de les escalader, tête baissée, avec
lenteur, où le corps s’essouffle rapidement, limitant la sortie de leur
appartement. Les jeunes sont au contraire vivaces dans la montée des escaliers,
déployant des formes de solidarités en transportant des bouteilles d’eau ou des
sachets de marchandises du voisin âgé. Ils s’investissent activement et
bénévolement dans la régulation des événements heureux et dramatiques
représentés par le mariage et le décès. Les micro- dynamiques relationnelles
invisibles et visibles entre voisins, n’ont pu être possible que par la
médiation des escaliers, devenant des objets-actants (Latour, 1979). Ceux ci participent au déploiement des microcosmes sociaux
identifiés à l’intérieur des immeubles. Ces derniers sont aussi sous influences
des contraintes quotidiennes rencontrées quotidiennement dans la société.
L’invisibilité sociale peut se définir par ces « petits riens
»paraissant sans importance, banals et ordinaires faisant partie des
vies minuscules souvent effacées, allant de soi. Les boîtes à lettre cassées,
le courrier des habitants entreposé dans l’une d’entre elles, attendant que
chaque voisin récupère son courrier. Indiquons aussi ces petits gestes
humanitaires invisibles, gratuits et peu reconnus : transporter la nuit le
voisin malade à l’hôpital, aider les habitants démunis, « ouvrir » son
appartement pour le voisin qui organise un événement donné. L’impression de
franchir en solitaire la porte d’entrée de l’immeuble, n’est pas indemne de
regards indiscrets des voisins. Le silence peut être mystificateur. La vie
quotidienne dans un immeuble est sinueuse, voyeuriste, imposant paradoxalement
une discrétion infaillible à l’égard de soi et de ses proches, par crainte de
perdre la face. Il s’agit de reproduire obstinément cet honneur vivace et
patriarcal intouchable et sacré qui est une façon de se protéger en dictant de
façon virile ses vérités aux autres, jouant habilement sur son âge avancé. La
théâtralisation sociale est prégnante dans le quotidien d’un immeuble. Les
salutations d’usage dans les escaliers entre voisins, n’interdisent pas, en
rentrant chez soi, de fustiger tel voisin trop bruyant, qui n’aurait pas le
sens du respect des autres, étant la cause d’une sieste impossible. Les
murmures des femmes sont autant de « confidences » et d’informations secrètes «
entre nous », disent-elles. La discussion se poursuit parfois longuement à la
porte d’entrée de son appartement, au moment du départ de sa voisine. Autant
d’éléments qui redonnent un sens explicite à la vie de l’immeuble. Celle-ci se
nourrit de multiples dires et faires, dévoilant une densité cachée qui
s’infiltre dans l’espace collectif. Il se donne à lire par ses multiples
sinuosités, ses détournements discrets et une colère sourde qui se propage
entre les voisines. Elles ont une connaissance précise de la vie quotidienne de
l’immeuble. Elles contestent de façon très subtile le travail trop « rapide »
de la femme de ménage chargée de nettoyer les escaliers. Mais il est impossible
de le crier sur les toits, de peur de créer un conflit avec d’autres voisines
qui ont sollicitées la femme de ménage, la connaissant antérieurement. Ce
microcosme social centré sur l’objet « les escaliers » et tout ce qu’ils
peuvent révéler d’enjeux sociaux, devrait être bien-entendu approfondis, en
mobilisant des données plus précises et diversifiées selon les immeubles
socialement hétérogènes et producteurs d’histoires multiples. Ce qui
permettrait de mettre au jour le miroir de la société qui se reproduit dans les
espaces privés