COMMUNICATION-
ETUDES ET ANALYSES- DÉSINFORMATION/DÉMOCRATIE
La désinformation qui déstabilise la démocratie
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Isabelle Burgun/ Vendredi
15 décembre 2023
« La désinformation est un bouton
fantastique sur lequel appuyer pour déstabiliser les démocraties. C’est la
menace la plus sournoise. Parce que la démocratie fonctionne si on a accès à
l’information, pour pouvoir porter un jugement et participer au débat
public ». C’est ainsi que le professeur adjoint en communication
publique et politique à l’ENAP, Philippe Dubois, résumait le problème qui était
au coeur du forum La démocratie au temps de
la désinformation, tenu le 30 novembre 2023, à Montréal (-anada) .
La démocratie recule, soulignait
d’ailleurs cette année un rapport du Varieties of Democracy Institute
de l’Université de Göteborg (Suède), fruit d’une collaboration de près de 4000
experts de 180 pays. La désinformation, la polarisation et l'autocratisation se renforcent mutuellement. Avec l’ajout
récent de la Thaïlande et du Mali, pour la première fois depuis plus de 20 ans,
la liste des pays compte plus d'autocraties que de démocraties:
5,7 milliards de personnes vivent dans des autocraties (72% de la population
mondiale) contre 1 milliard de personnes pour les démocraties libérales —soit à
peine 13%. Et près d’un tiers du premier groupe vit même au sein d’autocraties
fermées (Chine, Iran, Myanmar et Vietnam, par exemple).Bas du formulaire Bref, le
niveau de démocratie pour le citoyen mondial moyen est en recul, pour revenir
au niveau de 1986. L'Europe de l'Est et l'Asie centrale, ainsi que l'Amérique
latine et les Antilles, ont retrouvé leur niveau de la fin de la guerre froide.
« C’est souvent un idéal que l’on prend pour acquis avec ses opportunités
de délibération : presse libre, débats public, et
des institutions publiques pour faire fonctionner cela », avance Philippe
Dubois. Ce « modèle le moins pire », comme l’aurait dit Churchill,
« a bien souffert lors de la récente pandémie ». Avec ses mesures
exceptionnelles et restrictives, la Covid-19 a vu reculer, de manière
temporaire, certains droits et libertés. Cela a entaché la confiance dans les
institutions démocratiques, et dans leurs acteurs, confiance qui n’était déjà
pas si élevée avant la crise sanitaire. Or, les réseaux sociaux jouent eux
aussi un rôle dans cette régression. Peut-être parce qu’ils répercutent plus
les frustrations et la colère que la raison et les nuances, il y aurait,
semble-t-il, plus de cyniques et de mécontents qu’avant. Certaines tranches de
la population s’avèrent aussi moins attachées à la démocratie, comme les
jeunes, qui s’informent eux-mêmes davantage que les plus vieux par les
algorithmes. « Cela ne signifie pas qu’ils rejettent la démocratie. Cela
signifie plutôt qu’ils partagent davantage un type de contenu » qui la rejette,
note le chercheur. L’École des médias de l’UQAM avait mandaté cet été la firme
Léger pour sonder la population québécoise sur leurs perceptions sur des enjeux
liés à la démocratie et à la désinformation. Le rapport montre
que 25% de la population québécoise pense que les gouvernements cachent la
réalité sur la nocivité des vaccins —18% pensent que c’est probable, alors que
8% pensent que c’est certain. C’est une méfiance envers les institutions qui
augmente, tout comme celle envers les médias, car selon ce sondage, 44% de la
population québécoise pense que les médias manipulent l’information qu’ils
diffusent.
En quête
de littératie scientifique : « Nous vivons une crise
épistémologique avec une remise en question des figures d’autorité »
constatait, lors du forum du 30 novembre, le professeur au département
sciences humaines, lettres et communications de la TÉLUQ, Normand Landry.
« Les gens parlent d’esprit critique mais c’est un mot galvaudé : où
est notre capacité de se remettre en question et de changer d’idées et
d’admettre nos erreurs ? » D’où l’importance de l’éducation
aux médias et de la littératie scientifique, soulignait-on dans ce forum
organisé par les Fonds de recherche du Québec. Mélissa
Guillemette, rédactrice en chef du magazine Québec Science, note
que « moins de la moitié des Canadiens ont des bases solides en science
(42%), c’est donc à mettre au premier plan. La littératie en santé au Québec
reste elle aussi très faible chez 2 personnes sur 3 et pour 95% des 60 ans et
plus, il s’avère même difficile de comprendre un médecin. » Les
jeunes ont particulièrement du mal à distinguer le vrai du faux. « Les
adolescents ont du mal à reconnaître la désinformation. Ils manquent de bons
critères d’évaluation pour juger de la qualité d’une bonne information »,
relève l’étudiante à la maîtrise en sciences de l’éducation de Université
de Sherbrooke, Élise Rodrigue-Poulin. « Chez les
enseignants aussi, le niveau de pensée critique varie souvent de faible à
moyen. Et lorsque la nouvelle fait appel à trop d’émotion, la plupart d’entre
nous ne sommes plus capable de l’évaluer correctement », ajoute-t-elle.
La solution serait de s’éduquer à reconnaître la désinformation, mais il
faudrait aussi développer du contenu scolaire pour soutenir l’esprit critique
chez les jeunes – et par ricochet, le personnel enseignant. Des éléments inclus
dans le nouveau programme Culture
et citoyenneté québécoise, vont dans ce sens. Ce serait toutefois
insuffisant. « Le programme a plusieurs points positifs:
donner des outils et des critères sur les informations et les médias, et
l’explication de ce qu’est la démocratie. Comme enseignante, je trouve ça bon,
mais il n’est pas obligatoire cette année et il a été présenté aux enseignants
quelques jours avant la rentrée », explique Mme Rodrigue-Poulin. Il doit
être implanté dans toutes les écoles en septembre 2024. Normand Landry
renchérit : « Je salue l’adoption d’un programme mais je le pense
moins sérieux dans le soutien à développer ce savoir. Depuis plus de 20 ans,
l’école développe du contenu d’éducation aux médias – par exemple, sur les
compétences numériques, adopté en 2019 – mais sans se donner
les conditions de déploiement et des ressources pour les
enseignants. »
La
désinformation à gogo : « Nous sommes dans une espèce de
jungle et trouver la vérité, c’est un casse-tête. La désinformation, cela ne date
pas d’hier mais c’est le volume qui augmente. », rappelle Nicolas
Garneau, chercheur postdoctoral en informatique à l’Université de
Copenhague. Et nous pouvons tous partager de la désinformation.
Les réseaux sociaux sont conçus pour nous inviter à générer du contenu –
« exprimez-vous », « posez des actions » – à partir de
messages qui en appellent à nos émotions. Il faut donc apprendre à
se méfier des choix des algorithmes et développer son esprit critique –
« d’où ça sort? », « quelle est la source de
l’info? » « Il ne faut pas oublier que ce sont des
modèles économiques basés sur nos données, Ils enregistrent ce que l’on regarde
et lorsqu’on s’exprime. Les plateformes exploitent nos failles
psychologiques », rappelle Emmanuelle Parent, directrice générale et
recherche du Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne (Le Ciel). Le
professeur en journalisme à l’École des médias de l’Université du Québec à
Montréal, Jean-Hugues Roy, s’intéresse plus spécifiquement à Facebook. Il
remarque qu’il y a beaucoup de contenus viraux —et religieux— qui circulent.
Qui plus est, en l’absence de véritables informations – en raison du blocage du
contenu des médias par Meta – « il n’y a plus rien de pertinent. C’est un
véritable marché aux puces de contenus viraux dont certains peuvent être toxiques.
Cela peut prendre l’apparence de contenu journalistique, en ajoutant des
éléments mensongers et trompeurs uniquement pour faire des clics. »
Il est temps d’encadrer ces plateformes, poursuit-il. Une démarche entamée
par le Canada avec le projet de loi
C-18 qui vise à forcer les « géants du
web » à indemniser les médias d'information —c’est ce projet de loi qui
est la raison du boycott des médias entrepris en ce moment par Meta au Canada.
« Ce sont des entreprises privées et on s’attend à ce qu’elles
prennent leurs responsabilités ou que les autorités le fassent. Nous avons une
agence d’inspection des aliments au Canada, il est possible d’imaginer une
agence d’inspection des réseaux sociaux alors que nos vies sont dessus et
qu’ils font beaucoup d’argent avec nos données », pense M. Roy. Autrement
dit, il faut un encadrement de ces outils par l’humain. « Leur raison
d’être est de nous donner un coup de main, pas de décider à notre place »,
tranche encore Nicolas Garneau.