ENVIRONNEMENT- ENQUÊTES ET REPORTAGES- TEMPÊTES/TEMPÊTE « DANIEL »
EN LIBYE, DARNA 11 SEPTEMBRE 2023
Les images qui affluent depuis le pays montrent l'étendue du désastre. Le
bilan des inondations causées par la tempête Daniel, en Libye,le 11 septembre 2023, ne cesse de s'alourdir. Selon les derniers
chiffres communiqués mardi 12 septembre par le porte-parole des services de
secours libyens, plus de 3 800 personnes ont trouvé
la mort, près de 5 000 sont portées disparues
et environ 7 000 ont été blessées.
Dans la nuit de dimanche à lundi, les deux barrages de retenue des eaux du
Wadi Derna, l'oued qui traverse la ville de Derna, sur la côte est de la
Méditerranée, ont lâché. Des torrents puissants ont détruit les ponts et
emporté des quartiers entiers avec leurs habitants de part et d'autre de
l'oued, avant de se déverser dans la mer.
Depuis le grand tremblement de terre qui avait secoué la ville d'al-Marj en 1963, c'est la pire catastrophe naturelle que
connaît la Cyrénaïque, province orientale de la Libye. Franceinfo
vous explique pourquoi ces inondations ont été si meurtrières.
La tempête Daniel s'est formée autour du
4 septembre et a semé la mort et la destruction en Bulgarie, en Grèce et en
Turquie. Elle a ensuite glissé vers la Libye,
où elle a de nouveau déversé des pluies diluviennes. Pourquoi ? Parce
qu'entre temps, elle s'est rechargée en humidité et en énergie, en passant très
lentement au-dessus de la Méditerranée. Or, depuis plusieurs semaines, les
eaux de surface de la Méditerranée orientale et de l'Atlantique sont 2 à 3°C
plus chaudes que d'habitude. Elles sont donc "susceptibles d'avoir
provoqué des précipitations plus intenses", selon des scientifiques
britanniques.
Avec cette chaleur, et l'évaporation qui y est liée, la tempête Daniel a
pris les caractéristiques des cyclones tropicaux. C'est ce qu'on appelle un phénomène de "medicane",
contraction en anglais de Méditerranée et de "hurricane" ("ouragan"). Des
études d'attribution vont tenter, dans les semaines à venir, de décrypter dans
quelle mesure ce phénomène extrême peut être attribué au dérèglement climatique
dû aux émissions de gaz à effet de serre.
Selon certains modèles, le changement climatique pourrait réduire le nombre
de cyclones en Méditerranée mais en augmenter l'intensité. La tempête
Daniel "illustre le type d'inondations dévastatrices auxquelles
nous pouvons nous attendre de plus en plus à l'avenir", a estimé
Lizzie Kendon, professeur de sciences du climat à
l'université de Bristol.
La scène politique fragmentée en Libye, déchirée par plus d'une décennie de
guerre civile à la suite de la chute du dictateur Mouammar Kadhafi, au pouvoir
de 1969 à 2011, a également contribué à cette catastrophe. Ce pays d'Afrique du
Nord est divisé entre deux gouvernements rivaux : l'administration
internationalement reconnue et négociée par l'ONU, basée dans la capitale
Tripoli, et une administration distincte dans la région orientale touchée par
les inondations.
"Il est vrai que le changement
climatique peut rendre les phénomènes météorologiques extrêmes plus fréquents,
plus imprévisibles et plus violents. (...) Mais en même temps, des
facteurs sociaux, politiques et économiques déterminent qui et où on est le
plus exposé aux risques de dommages plus importants lorsque ces événements
extrêmes se produisent", note
Leslie Mabon, maître de conférences à l'Open University du Royaume-Uni, auprès de la presse
.
Dans ce pays divisé et en plein chaos, les pertes en vies humaines sont
également une conséquence de la nature limitée des capacités de prévision, des
systèmes d'alerte et d'évacuation, observe pour sa part Kevin Collins,
également maître de conférences à l'Open University.
Les conditions politiques en Libye "posent des défis pour le
développement de stratégies de communication et d'évaluation des risques, pour
la coordination des opérations de sauvetage, et aussi, potentiellement, pour la
maintenance des infrastructures critiques telles que les barrages",
renchérit Leslie Mabon.
Deux barrages situés en amont de la ville côtière de Darna,
coincée entre la Méditerranée et une chaîne de collines, ont cédé sous la
pression des inondations. "La topographie de la ville de Derna a
favorisé ce type de catastrophe", explique l'ex-diplomate Patrick Haimzadeh, spécialiste de la Libye, sur franceinfo. "Cette ville en bord de mer est construite sur un fleuve
dans lequel se versent toutes les eaux de pluie de la région",
souligne-t-il.
Ces deux barrages ont été construits il y a une cinquantaine d'années sous
Mouammar Kadhafi. "Il faut s'imaginer qu'ils ont une capacité
d'une trentaine de millions de m3 et, avec les intempéries, 115 millions de m3
d'eau ont été déversés. Aucun barrage n'aurait pu retenir une telle quantité
d'eau", poursuit le spécialiste. La configuration des lieux complique
la tâche des secours pour accéder aux zones sinistrées. "Il
y a une seule route d'accès, qui est coupée en ce moment, rappelle Patrick Haimzadeh. Il faut toute une logistique pour
réparer les accès. Il faudra sûrement passer par la mer."
Des faiblesses dans les normes de planification et de conception des
infrastructures ont également été mises en lumière par les inondations, observe
Kevin Collins. "Depuis douze ans, il n'y a pas eu de grands
travaux lancés en Libye, on se cantonne à limiter la casse. Aucun grand
chantier n'a été lancé", abonde Patrick Haimzadeh.
Et les constructions de la ville sont restées fragiles, très endommagées par
les combats qui ont eu lieu jusqu'en 2019 entre les milices jihadistes et les
hommes du général Khalifa Haftar, l'homme fort de
l'est de la Libye.