Le professeur Laurent Chalard, qui est consultant et membre de European Center for International Affairs
(ECAI), l’un des think tanks les plus influents à
Bruxelles, analyse les résultats du dernier sommet des BRICS qui s’est tenu à
Johannesburg. En Afrique du Sud, les cinq membres fondateurs des BRICS ont,
rappelle-t-on, commencé par s’entendre sur le principe d’une ouverture de
l’association, puis ils ont défini les processus d’admission. Depuis quelques
mois, la Chine affirmait clairement son intérêt pour cet élargissement. Dans un
discours à l’ouverture du sommet, le 23 août, le président Xi Jinping déclarait
: «Les BRICS doivent œuvrer en faveur
du multilatéralisme et ne pas créer de petits blocs. Nous devons intégrer
davantage de pays dans la famille des BRICS.»
- La candidature de l’Algérie aux BRICS
n’aura finalement pas été retenue. Quelles seraient, d’après vous, au juste les
considérations qui ont prévalu dans la décision des
5 pays membres du club ?
Etant donné le flou entretenu par le
ministre des Affaires étrangères russe, Sergeï
Lavrov, concernant les réels critères d’admission au sein des BRICS, il est difficile
de se faire une opinion franche sur la question. La seule certitude est que les
pays retenus devaient faire l’unanimité parmi les Etats membres actuels, ce que
n’a pas réussi à obtenir l’Algérie, puisque deux d’entre eux se sont opposés à
son entrée, le Brésil et l’Inde, qui souhaitaient un faible élargissement du
club. En conséquence, les considérations ayant prévalu dans la décision, outre
des critères statistiques, relèvent plus probablement de la perception qu’ont
ces deux Etats de l’Algérie, jugée comme lointaine et en dehors de leur sphère
d’intérêt et des pressions qu’ils ont pu subir de la part des pays occidentaux,
avec lesquels ils conservent des liens certains, pour privilégier l’adhésion de
pays moins alignés sur la Russie et la Chine. D’un certain côté, le tropisme
russo-chinois des dirigeants algériens a peut-être indirectement joué en leur
défaveur. Je dis bien peut-être.
- Pouvez-vous nous définir les critères
économiques et géopolitiques directeurs que l’Algérie n’aurait pas remplis ?
Concernant les critères économiques,
selon les informations qui ont circulé, deux principaux critères semblent avoir
pesé : une croissance économique soutenue, condition sine qua non pour
qualifier un Etat de «pays émergent», et une économie diversifiée.Or, à l’heure actuelle, l’Algérie ne répond pas
à ces critères. Elle n’est pas considérée comme un pays émergent, pas tant du
fait du volume de son PIB, relativement faible (l’Algérie ne se classe qu’au
56e rang mondial en 2023 selon le FMI) mais supérieur à celui de l’Ethiopie,
mais beaucoup plus du fait d’une faible croissance économique au cours de la
dernière décennie écoulée, qui a été en moyenne de moins de 3% par an.En conséquence, l’Algérie n’est pas perçue comme étant
un moteur de l’économie mondiale, ni même de l’économie africaine, a contrario
de l’Ethiopie, à une croissance économique très élevée, proche de 10% par an
dans la décennie 2010, et ce, malgré une instabilité politique certaine. Par
ailleurs, l’économie algérienne n’est pas jugée diversifiée, reposant largement
sur la rente des hydrocarbures, une caractéristique ancienne.
- Des voix d’ici et d’ailleurs estiment
que cette non-admission ne devrait pas être perçue comme un échec diplomatique
ou de tout autre nature. Bien au contraire, l’Algérie en aurait tout à gagner.
Seriez-vous de cet avis ?
Tout dépend comment on l’interprète.
S’il s’agit d’adopter une posture de mauvais perdant, en choisissant de se
replier sur soi-même, à travers une politique isolationniste limitée à
l’Afrique du Nord, ce serait une faute dans un monde globalisé.Par
contre, si le fait que sa candidature ait été examinée parmi d’autres pays plus
peuplés et plus puissants est ressentie comme constituant une victoire pour l’Algérie,
lui permettant de la faire exister de nouveau sur la carte du monde, ce n’est
donc nullement un échec diplomatique, mais, au contraire, une première étape
vers une plus grande reconnaissance à l’international, incitant l’Algérie à se
retrousser les manches pour pouvoir faire partir des prochains membres des BRICS.Désormais, pour valider l’essai, il serait nécessaire
d’accélérer le développement économique à l’intérieur, en diversifiant
l’économie, et d’ouvrir diplomatiquement l’Algérie au monde dans sa totalité,
ce qui passe par une meilleure connaissance des pays et des langues étrangères,
afin que les Indiens et les Brésiliens puissent mieux prendre en considération
les atouts d’un pays qu’ils connaissent mal.
- Deux pays africains, l’Egypte et l’Ethiopie,
vont rejoindre les BRICS à partir du 1er janvier 2024. Le renforcement de la
présence africaine au sein du bloc aura-t-il un quelconque impact sur le
développement du continent, sur le poids de ce dernier sur la scène mondiale ?
Il est évident que la présence de trois
pays africains parmi les dix futurs Etats membres des BRICS constitue une
grande chance pour un continent qui a, jusqu’ici, été mis en marge de la
mondialisation et du développement économique planétaire.C’est
un moyen de créer des locomotives politiques et économiques et de faire peser
le point de vue africain sur la marche du monde, en faisant valoir un mode de
développement par et pour le continent et non dépendant de l’extérieur, comme
cela a pu être le cas depuis les indépendances vis-à-vis des anciennes
puissances coloniales, qui n’ont pas réussi à mettre fin au caractère inégal
des échanges entre l’Afrique et les pays développés. En effet, dans le cadre
d’un projet d’un monde multipolaire, si le continent africain veut avoir voix
au chapitre, il se doit d’être représenté à la mesure de son poids
démographique planétaire et non de la taille de son économie, qui le pénalisera
toujours.
- Aux dernières statistiques officielles
européennes, en termes de PIB combiné, les 5 pays du BRICS auraient dépassé le
G7. Sa part au PIB mondial s’élevant actuellement à plus de 32% contre moins de
30% pour le G7. Avec l’entrée de 6 nouveaux membres, le Club aurait-il tendance
à devenir un sérieux concurrent pour les plus grandes puissances économiques
composant le G7 ?
La volonté des Russes comme des Chinois,
deux des principaux moteurs de l’élargissement des BRICS est effectivement de
créer un nouvel ordre mondial à caractère multipolaire autour de cette
organisation, faisant concurrence au groupe du G7, dominé par les Anglo-Saxons
suivant une logique unipolaire. Cependant, une différence de taille existe
entre les deux groupes, qui est le degré de coopération entre les Etats membres.En effet, le G7 est un
groupe ancien et solide, reposant sur une alliance militaire, l’OTAN, avec un
leader incontesté, les Etats-Unis, alors que les BRICS sont une alliance
récente de pays dont les liens sont faibles, voire conflictuels (l’Inde et la
Chine par exemple), sans aucune alliance militaire globale. Donc, pour
l’instant, les BRICS restent un géant de papier, ne pouvant être considérés
comme un équivalent du G7.
- Tel qu’annoncé à l’issue du Sommet de
Johannesburg, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques
centrales du BRICS devraient étudier la question de l’élargissement de
l’utilisation des monnaies locales dans le commerce international. Devrait-on,
selon vous, s’attendre à une reconfiguration de l’architecture du système
monétaire mondial, toujours dominé par le dollar ?
L’objectif des BRICS à terme est
effectivement de s’affranchir du dollar comme principale monnaie d’échange
international, mais tant que la coopération entre ses membres ne sera pas plus
poussée, il y a peu de chances qu’ils soient en capacité de créer une monnaie
faisant concurrence au billet vert américain, d’autant que la banque des BRICS
n’est, pour l’instant, pas comparable à la Banque mondiale.Par
contre, l’utilisation des monnaies locales dans le commerce international pose
les premiers jalons vers une sortie du système monétaire mondial actuel, centré
autour du dollar, mais probablement à un horizon encore relativement lointain,
sauf, bien évidemment, si la puissance économique américaine venait à
s’effondrer brutalement sur le modèle de la chute de l’URSS au début des années
1990, obligeant les acteurs internationaux à trouver rapidement une monnaie de
remplacement.
- Les pays actuels du groupe des BRICS
abriteraient actuellement plus de 40% de la population mondiale. Aux yeux du
géographe et expert démographe que vous êtes, considérant les bouleversements
futurs, démographiquement et géographiquement parlant, quels effets sont
susceptibles d’avoir sur le monde le BRICS, version 2024 ?
De par leur extension géographique et
leur taille démographique, la légitimité internationale de la voix des BRICS
est plus forte que celle du G7, beaucoup moins peuplé, d’autant qu’ils sont
présents sur tous les continents et se caractérisent par la diversité de leur
peuplement, les principales ethnies, langues et religions de la planète étant
représentées, alors que le G7 demeure, Japon excepté, un club à dominante de
population d’origine européenne et de tradition religieuse chrétienne.Les
BRICS pourraient donc avoir un pouvoir de séduction beaucoup plus important
vis-à-vis du monde non occidental, qui représente aujourd’hui l’écrasante
majorité de la population planétaire, d’autant qu’il existe une «fatigue»
internationale de la domination occidentale, car les membres du G7 ont trop
souvent trahi leurs idéaux démocratiques au profit de leurs propres intérêts
dans leurs interventions militaires à l’étranger comme dans les rapports
économiques qu’ils entretiennent avec les pays «en voie de développement».Cependant, ce qui constitue la force des
BRICS est aussi leur talon d’Achille car il est plus difficile de dégager des
positions communes dans une organisation multipolaire que dans un système
dominé par une unique hyperpuissance, les Etats-Unis.