EDUCATION-
PERSONNALITES- WADI BOUZAR (SOCIOLOGUE)
WADI
BOUZAR, UN SOCIOLOGUE EXTREMEMENT SINGULIER
©
Pr Ahmed Cheniki, fb, juin 2023
C’est
peut-être, c’est l'un des plus grands sociologues du Maghreb, l'un des plus
inventifs. Wadi Bouzar est d’une grande timidité, il
écrit beaucoup, mais apparemment peu connu en Algérie, lui qui a formé énormément
de monde à l’université d’Alger et ailleurs. Quelque peu solitaire, Bouzar lit toujours, à 85 ans, ce proche d’Alain Touraine,
notamment dans sa conception de la société comme mouvement, écrit encore, lui
qui s’intéresse à tout, la littérature, les arts, l’anthropologie, la
politique, les médias à tel point qu’il paraît inclassable. J’ai eu
l’extraordinaire chance de l’avoir comme enseignant à l’université d’Alger et
de lire presque tous ses ouvrages, c’est l’un éléments bibliographiques
essentiels de ma thèse soutenue il y a plus d’une trentaine d’années à Paris
4-Sorbonne.
A l’université
d’Alger, il y avait, il faut le souligner, de très grands professeurs qui
avaient cette capacité, aujourd’hui vraisemblablement absente, de produire des
savoirs singuliers. Bouzar nous a appris à lire la
littérature autrement, de conjuguer le monde au pluriel et de partir du terrain
pour interroger tout fait, discours ou événement. Son texte sur l’image est
fondamental, tout chercheur en sciences sociales devrait le lire, comme d’ailleurs
sa conception de l’altérité (identités nomades) et son questionnement sans
complaisance de l’œuvre de Jacques Berque ( Jacques
Berque et son « autre »).
C’est peut-être
le sociologue qui a le mieux, avec Jean Duvignaud, interrogé les rapports de
l’art et de la société. Ce compagnonnage avec Duvignaud est tout à fait
évident. D’ailleurs, il a participé à un ouvrage collectif dirigé par le
sociologue français, avec un texte intitulé, Images de la société algérienne à
travers le discours littéraire : essai de sociologie de la création : la
mouvance et la pause. Ce titre est une sorte de synthèse de toute l’œuvre de Bouzar qui a publié de très nombreux articles et ouvrages
(La Culture en question, SNED,1982 ; Lectures maghrébines OPU, 1984 ; La
mouvance et la pause : regards sur la société algérienne, Préface de Jean
Duvignaud, SNED ; Roman et connaissance sociale, OPU, 2006). Il ne se limite
pas uniquement à la lecture critique de la littérature et des arts, mais
produit aussi des textes romanesques extrêmement beaux que devraient découvrir
nos universitaires et les passionnés de la littérature (Les fleuves ont
toujours deux rives, ENAL, 1986 ; Les papillons, la nuit, 2007).
Wadi Bouzar est, certes, discret, travaillant essentiellement en
solitaire, questionnant le discours littéraire, politique, social et
médiatique, mais n’est nullement mutique ou silencieux. Pour lui,
l’intellectuel n’a nullement le droit d’accepter un état de subordination ou
d’assujettissement à quelque structure ou personne. C’est cette idée
d’autonomie qui caractérise son parcours. Ses amis, Djaout,
Mammeri, Mimouni et Lounes
appréciaient beaucoup ce sociologue-écrivain qui n’avait pas la langue dans sa
poche.
En juin 2019,
il avait accordé un entretien au quotidien L’expression, qui reste toujours
d'actualité et qu'il serait bon de lire ou de relire, tellement il pose de
vraies questions, il donnait à lire l’importance du droit et de l’Etat de droit
en partant du terrain social et politique tout en convoquant Montesquieu,
Locke, Hobbes : « La priorité est de créer un Etat de droit, tâche difficile,
longue et délicate, parcours semé d’obstacles en raison des habitudes prises
depuis longtemps par des groupes et des individus. (…) Le citoyen doit avoir le
droit de réclamer, de se plaindre, de porter plainte sans difficulté. L’Etat de
droit se joue d’abord dans ces « détails », dans la vie quotidienne. ». Il a
tenté dans cet entretien accordé au journaliste Hocine Neffah
(L’expression du 10 juin 2019) d’expliciter le concept d’Etat de droit : « Qui
dit Etat de droit dit primat de la justice, séparation des pouvoirs et
indépendance du pouvoir judiciaire. Le philosophe anglais John Locke
(1632-1704) énonce, dans son « Second Traité du gouvernement civil » (1690), le
principe de la séparation des pouvoirs, repris plus tard par Montesquieu
(1689-1755) dans « L’esprit des lois » (1798). Les trois pouvoirs coopèrent
entre eux et se contrôlent mutuellement. Les juges n’ont pas de comptes à
rendre aux élus. Dans un Etat de droit, il est très difficile de les destituer.
Leur indépendance est totale. Ils peuvent juger quiconque, l’Etat ou les
gouvernants. Leur indépendance est d’autant plus grande qu’ils ne sont pas les
auteurs des textes de loi, hormis la jurisprudence ».
En sociologue averti,
travaillé par les jeux du mouvement (il préfère utiliser le terme « mouvance
»), il refuse d’être l’otage des appareils, les dépassant pour impliquer la
population dont une partie serait complice de ce refus de changement,
n’acceptant pas de rendre uniquement responsable de la situation le « pouvoir »
: « Une partie de la société a accepté ce qui se passait dans les milieux du
pouvoir parce qu’elle était elle-même corrompue. Une partie de la population a
été complice de la création et du maintien du système aujourd’hui contesté ».
Bouzar sait très bien que l’élément essentiel de tout Etat de droit
demeure la justice, lieu d’articulation de la séparation des pouvoirs, il
s’exprimait ainsi dans cette interview : « La justice ne saurait être
expéditive. Elle doit s’exercer sans passion, avec le plus d’objectivité et de
rigueur possibles, dans la sérénité. Et s’il y a arrestations, l’opinion
publique doit être informée, au moins dans un délai raisonnable, de leurs
motifs. (…) Emprisonné quelque 14 ans, Ahmed Ben Bella ne sera jamais jugé. En
juin 1965, à un ambassadeur (l’ambassadeur de France) lui demandant où se
trouve Ben Bella, Boumediene répond : « Sous mes pieds !».
Wadi Bouzar est malheureusement ignoré en
Algérie alors qu’il a produit des textes majeurs.
Note : Né en 1938 à Rabat, professeur des
Universités (sociologie culturelle) .Plusieurs
œuvres : Romans, études universitaires, articles de presse, essais (dont
le monumental « La mouvance et la pause : Regards sur la société
algérienne », Alger 1983, 819 pages), édités en Algérie ( Sned,Enal, Enag, Opu..) et à l’étranger