CULTURE- OPINIONS ET
POINTS DE VUE- LANGUE ET PATRIOTISME/ Pr AHMED CHENIKI
© Pr Ahmed Cheniki, fb, lu en juin 2023
LA LANGUE N’EST QU’UN VEHICULE, CE N’EST PAS FORCEMENT UN GAGE DE PATRIOTISME
J’ai lu, il y a quelque temps, les « mémoires » de l’ex-secrétaire général
du ministère de la défense et ancien ministre des transports, Rachid Benyelles, « Dans les arcanes du pouvoir ». Comme je suis
en train de travailler sur le discours des mémoires publiés en Algérie, il y en
a un peu plus de 200, je viens de relire quelques passages de cet ouvrage. Il y
a, certes, des informations, certes parfois déjà connues, mais aussi des choses
inédites, notamment le fonctionnement de quelques espaces institutionnels.
Comme tous les mémoires, ils sont traversés par de grandes doses de
subjectivité. Ce qui m’a un peu irrité, c’est cette propension à revenir sur
une supposée distinction entre les journalistes « arabophones » et «
francophones », dans le prolongement d’une autre « opposition » latente entre
les déserteurs de l’armée française et les officiers formés au Moyen-Orient, il
a fait sa formation à l’école navale d’Alexandrie. Ainsi, il donne l’impression
qu’il y avait/ il y a deux journalismes dont l’élément essentiel serait
l’espace linguistique. Les choses sont beaucoup plus complexes. La langue n’est
qu’un instrument, un véhicule.
Certaines autres personnes qualifient souvent ceux qui s’expriment en
langue française de francophiles comme si la langue était l’expression du
patriotisme. On oublie volontairement le fait que le premier parti nationaliste
à avoir revendiqué l’indépendance se trouve être l’Etoile Nord-Africaine (et
dans son prolongement, le PPA-MTLD-FLN) dont les fondateurs étaient d’anciens
militants de la CGT ou du PCF, employant essentiellement l’arabe « populaire »
et/ou le français. Les animateurs du CRUA, les 22 comme les 9 premiers cadres
du FLN employaient le plus souvent le français dans leurs réunions, même s’ils
étaient conscients de la marginalisation arbitraire par les autorités
coloniales de l’arabe et des autres langues natales. La proclamation du 1
novembre 1954 avait été rédigée en français puis traduite en arabe. Cette
évacuation de l’arabe ne peut-être cernée qu’en situant cette réalité dans le
contexte colonial. C’est pour cette raison que dans les medersas animées par
l’Association des Ouléma et le PPA, la place de l’arabe était prépondérante.
Si le français était l’idiome le plus utilisé par de nompbreuses
formations politiques, cela s’explique tout simplement par des considérations
historiques, la langue arabe était exclue des écoles publiques. Ainsi, les
Algériens avaient été obligés d’adopter, par nécessité, le français et les
autres formes de représentation. C’était un « butin » qui permettait aux
Algériens de l’utiliser contre le colonisateur. Il faut savoir que jamais le
français n’avait été imposé aux Algériens. Bien au contraire, même si l’école
était théoriquement publique et obligatoire, dans les colonies, les autorités
coloniales faisaient tout pour écarter les colonisés. En 1962, uniquement 10%
des Algériens avaient fréquenté l’école. Ce n’était donc pas une affaire de
langue, mais de choix patriotique.
Cette tendance à vouloir opposer « arabophones » et « francophones » est
essentiellement marquée par des jeux d’intérêts. Ce supposé conflit est une
simple fabrication idéologique. Pour certains esprits tordus, il y aurait un
conflit entre les « arabophones » et les « francophones » aujourd’hui en
Algérie et dans les pays d’Afrique du Nord alors que tout le monde sait que
cette question d’ordre linguistique est tout simplement un simple couvercle
pour dissimuler la médiocrité des uns et des autres.
Il faudrait savoir que les gens du Machrek avaient été, eux, fascinés par
tout ce qui venait de France, à tel point que l’un des premiers missionnaires
de la « Nahda » qui était un simple processus de francisation de l’Egypte et du
Machrek, Rifa’ Tahtawi
avait écrit à son retour de Paris un ouvrage, « Takhlis
el ibriz fi talkhis bariz », « De l’or parfumé au résumé de Paris », célébrant
la France et appelant, à l’instar de Mohamed Ali Pacha, le khédive Ismail, Ali
Moubarak, à reproduire le système français en Egypte et à en faire « un petit
modèle français », pour reprendre le khédive Ismail. Il faudrait savoir que
l’organisation juridique, culturelle et politique de ces pays était calquée sur
le modèle français, alors que les Algériens avaient fortement résisté avant
d’être obligés d’adopter ces structures, pour des raisons utilitaristes, une «
culture de nécessité », écrivait Mostefa Lacheraf.
Tout cela pour dire qu’il n’est nullement question de division entre «
arabophones » et « francophones », mais le problème est de savoir quel projet
idéologique et politique soutient X ou Y, au-delà du choix de la langue. Entre
l’Egyptien Jamal el Ghittani (il écrit en arabe) et
l’Algérien, Kamel Daoud (il écrit en français), le choix est fait, je suis du
côté d’El Ghittani qui partage les mêmes idées que
moi. Comme quelqu’un comme Saadallah Wannous ou Sonallah Ibrahim sont
beaucoup plus proches de Kateb Yacine, de Alloula que
de Mustapha el Ghomari. Ce n’est donc pas une
question de langue, mais de compétence et de choix de société.
Ce sont les médiocres qui nous sortent chaque fois cette question de la
langue : j’aime beaucoup ce qu’écrivent des journalistes Abdelali Rezagui, Said Khatibi ou Mohamed Bouazdia, mais je trouve trop médiocres d’autres plumes
écrivant en français ou en arabe. J’aimais beaucoup Lotfi el Kholi (qui écrit en arabe), Pierre Bourdieu, Noam Chomsky
(en anglais), mais je n’aime pas Jean-Pierre Elkabach
ou certains journalistes algériens de langue française ou arabe par exemple.
Comme la France, l’Egypte ou les Etats Unis, j’aime une certaine France, celle
de Sartre et d’Althusser ou de Jeanson, une certaine Egypte, celle de Nadjib Mahfouz ou de Jamal el Ghittani
et une certaine Amérique, celle de Faulkner et de Chomsky.
L’écrivain égyptien Sonallah Ibrahim et les
journalistes et penseurs égyptiens Lotfi el Kholi et
Mahmoud Amin EL Alem (ils sont décédés tous les deux) me disaient qu’ils ne
comprenaient pas du tout cette tendance qu’ont certains Algériens à opposer
français et arabe alors qu’ils devaient être complémentaires. La même chose
pour les langues tamazight. Il n’y a pas plus tragique et médiocre que
d’opposer les langues ou de se fabriquer des « identités » statiques. Toute
langue est mobile, mouvante. Comme l’identité. L’essentiel, c’est la paix et le
progrès.
Je ne sais pas mais il y a tellement d’amalgames et de confusions dans les
discours des uns et des autres que je ne m’y retrouve pas. Les uns nous parlent
de langues comme si une langue, c’était tout. Le français, l’allemand,
l’anglais ou le japonais ont été aussi les moyens de communications de
différents impérialismes. Tous les colonialismes se valent, ils sont intégralement
négatifs. Je sais qu’il y avait des moudjahidine qui maîtrisaient le français
et des Harkis dont la langue était le français, il y avait aussi des usagers de
l’arabe qui étaient moudjahidine, d’autres harkis, on peut avoir dans la
famille, au-delà de la langue, des harkis et des moudjahidine, comme dans les
années 1990 où il y avait certains qui se battaient d’un côté et d’autres de l’autre.
Ce n’est tout simplement ni affaire de langue ni d’héritage familial, mais de
principes. Le grand militant, Chebbah el Mekki, auteur de très belles pièces en arabe, avait été
torturé, trainé, attaché à la queue d’un cheval, par le bachagha Bengana qui rédigeait ses rapports qu’il transmettait aux
autorités coloniales en langue arabe.
Même la culture populaire n’est pas forcément révolutionnaire, comme
d’ailleurs le patrimoine, tout est à interroger. Elle est l’expression de la
société. Une lecture des contes, des proverbes, de la chanson et des formes
artistiques nous permettrait d’avoir une autre idée. Paradoxalement, de
nombreux contempteurs de la culture populaire confondent celle-ci avec les
valeurs françaises. La question est plutôt d’ordre idéologique et éthique:
certaines élites méprisant les espaces populaires, nourries d’une culture
passéiste rejettent toute parole ouverte au monde : mon expérience d’enseignant
au niveau du magister de lettres arabes m’a permis de comprendre que dans ces
départements, tout discours d’ouverture est souvent évacué du champ des
programmes d’enseignement : j’ai été extrêmement surpris par la méconnaissance
par les étudiants des territoires littéraires et artistiques nord-africains (Ouettar, Benhadouga, Bennis, Berrada, Messadi…) ou du
Machrek (Hanna Minna, Zakariya Tamer,
Jamal el Ghitttani, Abderrahmane Mounif,
Son’allah Ibrahim, Hattatta,
Nawel Saadawi ou Sahar
Khalifa…), c’est-à-dire ceux qui explorent et subvertissent l’outil
linguistique, l’investissant de formes nouvelles et d’un contenu suggérant la
transformation. Tout ce qui est poésie populaire est lui aussi péjoré, minoré.
Cette attitude rejoint la logique idéologique des gouvernements français
jusqu’au début des années 1960 qui marginalisaient et excluaient de la
représentation scolaire de nombreux écrivains faisant un travail de
contestation et de subversion de la langue et du discours politique dominant :
l’immense écrivain, Jules Vallès ne fut introduit dans les manuels scolaires
français qu’en 1960 (France Vernier, « L’écriture et les textes », Paris,
Editions Sociales, 1974). La langue est lieu et enjeu de luttes. Vallès
écrivait bien en français, mais il ne pouvait avoir les faveurs ni de
l’académie française, ni du pouvoir dominant. Le français, par exemple, est une
langue sexiste. Ce qui est féminin est, dans de nombreux cas, péjoré. Une
sociolinguiste, Marina Yaguello a fait un excellent
travail sur ce sujet. Même quelqu’un comme Charlie Chaplin connut des misères
parce qu’il avait soutenu la révolution russe de 1917, développant un point de
vue de gauche, il fut massacré par les gouvernements américain et britannique.
Il n’en avait cure : « Que je revienne ou non dans ce triste pays avait peu
d'importance pour moi. J'aurais voulu leur dire que plus tôt je serais
débarrassé de cette atmosphère haineuse, mieux je serais, que j'étais fatigué
des insultes et de l'arrogance morale de l'Amérique. » ? Ce qui importe, ce
n’est ni la nationalité, ni la géographie, ni la langue, mais le discours que
tu défends.
Des lettrés de langue arabe considéraient au début du vingtième siècle, le
théâtre joué en arabe « populaire » comme vulgaire et sous-développé et les
comédiens des marginaux et traitaient avec mépris les militants du PPA (Parti
du Peuple Algérien). La même réalité est vécue dans les pays du Machrek qui ont
vu émerger des écrivains, des artistes et des intellectuels qui ont fait un
extraordinaire travail sur la langue arabe et contribué à redorer le blason de
la poésie populaire, défendant une conception historique. La poésie de Ahmed
Fouad Negm et de Sayyed Darwish, caractérisée par une construction prosodique singulière,
décrit les vicissitudes du présent. Il y a une sorte de va et vient entre la
culture de l’ordinaire et les jeux exquis d’une langue libérée des carcans
emphatiques et aristocratiques dans la poésie de Mahmoud Darwish,
Samih el Qasim, Adonis, Nizar Qabbani,
Amel Danqal…).
Ce mépris des cultures et des langues « populaires » et des littératures
d’Afrique est aussi l’apanage des départements de français et d’anglais qui
excluent de leurs travées toute référence sérieuse aux littératures africaines,
réduisant les littératures maghrébines à un simple appendice de la catégorie «
littérature francophone » et programmant des modules à forte résonance
idéologique comme Histoire de France, Institutions françaises ou britanniques
ou américaines. Dans nos universités, Césaire, Fanon ou Montherlant et d’autres
écrivains plus ouverts sont absents des programmes. La décolonisation de
l’université commence par le questionnement des espaces épistémologiques et la
mise en question de certains appareillages conceptuels.