HISTOIRE- RESISTANCE- JUILLET 1953/ MASSACRES A PARIS
© Daniel Kupferstein , La Découverte, 2017 (Extraits)
Peu de gens le savent,
mais pendant longtemps les organisations politiques et syndicales de la gauche
française ont défilé le 14 juillet depuis 1935. Ces défilés faisaient
partie des traditions ouvrières au même titre que le 1er mai. Ils étaient
autorisés et à partir de 1950, les nationalistes algériens du
Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD),
vitrine légale du Parti du peuple algérien (PPA) — interdit depuis 1939 —,
avec à sa tête Messali Hadj, décident de se joindre aux défilés du mouvement
ouvrier français. `
La manifestation
démarre place de la Bastille à Paris, et on peut y voir d’anciens combattants,
le Mouvement de la paix, le Secours populaire, l’Union de la jeunesse républicaine
de France, l’Union des étudiants communistes et de l’Union des femmes françaises
(UFF). La CGT suit avec ses différentes fédérations syndicales
(cheminots, métallurgie…), puis viennent les organisations de la banlieue
parisienne. On voit aussi des bonnets phrygiens, des Marianne qui font des
rondes, des fanfares républicaines. Une tribune avec un grand nombre de
personnalités politiques de gauche est placée à l’arrivée, place de la Nation.
Dans la manifestation, on entend les slogans : « Libérez Henri Martin ! » ou « Paix en Indochine ! » Enfin, en queue du
défilé viennent les Algériens du MTLD. Mais avant même que le cortège des
Algériens ne se mette en marche, un petit groupe d’une vingtaine de militants
d’extrême droite cherche à les provoquer et à les frapper. Très rapidement, ils
se retrouvent encerclés par le service d’ordre de la CGT et des
Algériens. La police va alors intervenir, mais pour les protéger et non les
arrêter.
, les militants
du MTLD poursuivent leur défilé. Ils sont très organisés en six
groupes, précédés chacun d’un numéro désignant leurs différents secteurs. Au
total, ils sont entre 6 000 et 8 000, soit plus d’un tiers de la
totalité des manifestants (15 000 à 20 000). Ils défilent derrière le
portrait de leur dirigeant Messali Hadj, et sont encadrés par un service
d’ordre repérable à ses brassards verts. Quelques drapeaux algériens
apparaissent ici et là. Ils sont très applaudis sur le parcours et scandent
leurs propres mots d’ordre réclamant l’égalité entre Français et Algériens et
la libération de Messali Hadj, qui se trouve en résidence surveillée depuis
plus d’un an.
Arrivé place de la
Nation, le premier cortège des Algériens passe devant la tribune officielle où
il est applaudi, et commence à se disloquer. Un orage éclate au moment où les
policiers chargent pour enlever les drapeaux, portraits et banderoles
du MTLD. Le brigadier-chef Marius Schmitt dira plus tard : « Selon les ordres
reçus, nous avons essayé de dégager la place et de fragmenter le groupe de
manifestants ». Pour le gardien de la paix Henri Choquart : « C’est un inspecteur
principal adjoint qui a donné l’ordre. Il s’agissait de disperser un cortège de
Nord-Africains qui criaient et portaient des banderoles ou pancartes. » Et le gardien
Pierre Gourgues : « Suivant les ordres
reçus, nous nous sommes emparés des banderoles et, brusquement, à partir des
rangs situés à l’arrière de la colonne de manifestants, nous furent jetés
toutes sortes de projectiles ».
Selon de nombreux
manifestants, l’affrontement s’est déroulé en plusieurs temps. Premier temps,
les policiers chargent matraque à la main, mais les Algériens ne se laissent
pas faire. Ils utilisent des barrières en bois qui servent à un marché et se
défendent comme ils peuvent. D’autres vont chercher des bouteilles et des
verres qu’ils trouvent sur les terrasses des cafés et les lancent sur les
forces de l’ordre… Les policiers en nombre inférieur sortent alors leurs armes
et tirent une première fois dans la foule. Malgré ces premiers morts, les
Algériens avancent toujours et les policiers pris de panique reculent et se
retirent derrière leurs cars en attendant les secours. Pendant ce temps-là, un
fourgon et une voiture de police sont incendiés. Puis, selon plusieurs témoins,
deux policiers seraient restés à terre (....................).
Les affrontements les
plus violents ont lieu entre les carrefours du boulevard de Charonne et du
boulevard de Picpus, et de chaque côté de l’avenue du Trône et du cours de
Vincennes. Puis, une véritable chasse à l’homme est organisée dans tout le
quartier. Il y a de nombreux blessés, tabassés par la police. On relèvera sept
morts (six Algériens et un Français qui voulaient s’interposer entre les
policiers et les Algériens). Le climat politique et le racisme à l’œuvre dans
la police parisienne mènent à ce massacre. Conclusion de l’historien Emmanuel
Blanchard :
Il est important de rappeler que si cet événement est alors inédit du point
de vue parisien, il est d’une certaine façon courant de longue date aux
colonies. Mais ce qui est peu commun, c’est que cela se passe à Paris, un
14 juillet, sur la place de la Nation.
Le traitement de
l’information est diamétralement différent dans les journaux. D’un côté, la
presse anticommuniste reprend la version policière de l’émeute algérienne. Scénario
que l’on retrouve dans Le Figaro, l’Aurore, le Parisien libéré,
France-Soir, ou de façon atténuée dans Le Monde, quotidien
qui va évoluer au fil des jours. Exemple de L’Aurore qui titre
en une : « Ce 14 juillet, hélas ensanglanté par une émeute communiste ». Sous-titre : « 2 000 Nord-Africains
attaquent sauvagement la police ». Les articles de deux journaux de gauche (Libération et L’Humanité)
rétablissent la vérité. Mais l’information va progressivement disparaître de la
une à partir du 24 juillet.
En Algérie, il y aura
quelques arrêts de travail, mais peu de débrayages. Le
21 juillet 1953, un hommage est rendu à la Mosquée de Paris devant
les cercueils des victimes algériennes recouverts du drapeau algérien
(......................)
C’est surtout le quotidien de la gauche
algérienne, Alger républicain, proche du Parti communiste algérien (PCA)et
dirigé par Henri Alleg qui donne le plus d’écho à cet
événement. Des grèves éclatent, des débrayages ont lieu et un large comité de
soutien aux familles des victimes se constitue avec des représentants
du MTLD, du PCA, et de toutes les forces progressistes du pays. La
foule se presse devant le port d’Alger et se recueille devant les cercueils.
Puis les convois funéraires prennent les directions de leurs villages.
Évidemment, le soir
même du drame, la hiérarchie policière et le gouvernement ont entrepris une
vaste opération que l’on peut résumer à un véritable « mensonge d’État ». Pour eux, ce sont
les Algériens qui étaient agressifs et qui ont même tiré sur les forces de
l’ordre d’où leur conclusion de « légitime défense ». Ainsi dans les
archives de la police ou du juge d’instruction, l’unanimisme des affirmations
des représentants des forces de l’ordre est pour le moins troublant, car ils
seront 55 à avoir, sans aucune preuve, « entendu des coups de
feu qui venaient du côté des manifestants ou du côté de la place de la Nation », là où se
trouvaient les Algériens (.........................)
La hiérarchie
policière va profiter du mensonge d’État pour renforcer son arsenal répressif.
Deux corps de police spécifiques vont être créés peu de temps après le
14 juillet. Un premier, les compagnies d’intervention ou compagnies de
district, qui vont être mieux équipées et spécialisées dans le maintien de
l’ordre. On les retrouvera en action lors des manifestations du
17 octobre 1961 et du 8 février 1962 au métro Charonne.
L’autre corps qui est
créé dès le 20 juillet est la “Brigade des agressions et violences” (BAV).
Qui se spécialisera surtout par des contrôles de population algérienne dans les
cafés et les hôtels en constituant un fichier de tous les individus
nord-africains.
Enfin, une autre
conséquence, très surprenante, de cette manifestation est donnée par
l’historienne Danielle Tartakowsky :
À la suite de cette manifestation du 14 juillet 1953, tous les
cortèges ouvriers dans Paris vont être interdits… jusqu’en 1968. Il n’y aura
plus de défilés du 1er Mai à Paris, mais seulement des rassemblements, souvent dans le bois
de Vincennes… Et ce sera aussi le dernier défilé populaire du 14 juillet à
Paris (...........)