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France/Espionnage téléphonique (I/II)

Date de création: 22-07-2021 17:54
Dernière mise à jour: 22-07-2021 17:54
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RELATIONS INTERNATIONALES- MAROC- FRANCE/ESPIONNAGE TELEPHONIQUE (I/II)

 

© Lénaïg Bredoux et Ilyes Ramdani pour Mediapart (France)  , juillet 2021)

 

Le Maroc a visé au moins 10 000 numéros de téléphone ces dernières années, dont ceux de plusieurs dizaines de Français, y compris des journalistes. Depuis trente ans, en France, les élites politiques, médiatiques et culturelles ferment les yeux sur les turpitudes de la monarchie chérifienne.

"Sur la photo, un immense chandelier trône au milieu de la table. Emmanuel Macron et son épouse Brigitte encadrent le monarque Mohammed VI, vêtu de rouge et de broderies dorées. Derrière eux, des agapanthes en fleur. Sur la table, une vaisselle précieuse, des mets raffinés et typiques du mois de ramadan. Nous sommes en juin 2017 et le président français a choisi le Maroc pour sa première visite hors d’Europe après son élection.

La visite est « privée », indique alors l’Élysée pour ne pas froisser l’Algérie, habituée à être la première destination des chefs d’État français depuis 1995, et pour mettre en scène la relation personnelle entre la présidence de la République et la monarchie chérifienne. Un lien chéri par la France qui défend ses intérêts économiques et en matière de renseignement et de contrôle de l’immigration, en échange d’une complicité avec les violations des droits de l’homme dont le royaume du Maroc est coutumier, ainsi qu'un soutien sur la question sensible du Sahara occidental.

Le voyage de Macron s’inscrit dans cette longue tradition, et reproduit ce que le roi attend d’un chef d’État français : un soutien sans faille, malgré une répression contre les voix dissidentes. À l’époque du repas de ramadan partagé par les deux hommes, le Maroc est secoué par un des mouvements sociaux les plus importants depuis l’accession au trône du roi en 1999. Les arrestations se multiplient.

Devant les journalistes ce jour-là, le président français se mue en porte-parole de Mohammed VI, saluant la « volonté » marocaine de « répondre dans la durée aux causes profondes » de la contestation. Quelques heures plus tôt, sur le tarmac de l’aéroport de Rabat, Emmanuel Macron avait été salué par l’un des acteurs principaux de la répression : le chef du renseignement territorial, Abdellatif Hammouchi.

Lundi 19 juillet, les révélations du consortium Forbidden stories, avec le Security Lab de l’ONG Amnesty International et ses médias partenaires, ont montré que ce sont les services marocains, dont Hammouchi est l’homme fort, qui ont ciblé et espionné un millier de Français et de Françaises, dont des journalistes (Mediapart, entre autres, est concerné), via le logiciel ultra-puissant « Pegasus », de la société israélienne NSO Group.

L’Élysée n’a pas encore réagi. Seul le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a dénoncé des « faits extrêmement choquants » et promis des enquêtes et des demandes d’éclaircissements.

Mais depuis son élection, Emmanuel Macron n’a pas varié. L’enfermement de plusieurs journalistes marocains n’a suscité aucune réaction notable de la France. Ainsi, début juillet, le département d’État américain a condamné le verdict de 5 ans de prison prononcé à l’égard de Souleimane Raissouni, rédacteur en chef du quotidien Akhbar El-Yaoum (lire notre article). Le Quai d’Orsay, lui, s’est muré dans le silence.

Depuis l’indépendance acquise en 1956 par l’ancien protectorat, l’idylle avec le colon français n’est pas toujours allée de soi. Occupé par la question algérienne, le général de Gaulle a entretenu des liens distants avec une monarchie marocaine également désireuse de s’émanciper de la tutelle française. L’enlèvement à Paris de l’opposant Mehdi Ben Barka, en 1965, a fini par réduire à peau de chagrin les interactions entre les deux pouvoirs. « Le problème de nos relations avec le Maroc est posé », dira de Gaulle.

Le froid ne dure pas, singulièrement après l’élection de Georges Pompidou qui absout Hassan II et les hommes forts du royaume. Avec Valéry Giscard d’Estaing, un cap est encore franchi – une tendance qui survivra aux alternances. Le nouveau président français se vante d’être un amoureux du Maroc, où il séjourne régulièrement en famille ; Hassan II le qualifie même de « copain ».

Même l’élection de François Mitterrand en 1981, très critique à l’égard du régime marocain quand il était dans l’opposition, n’y change rien : la France s’accroche à une amitié qui sert ses intérêts géopolitiques et économiques. L’antiterrorisme est aussi un ciment puissant de la relation bilatérale, singulièrement depuis 2015 et la dernière vague d’attentats sur le territoire français. C’est d’ailleurs le Maroc qui a affirmé avoir permis à la France de localiser le responsable présumé des commandos djihadistes du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, Abdelhamid Abaaoud.

La proximité franco-marocaine a toutefois connu ses moments de tension. En 1990, la parution de Notre ami le roi, un livre-enquête du journaliste Gilles Perrault sur le régime de Hassan II (édité par Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart), suscite une crise diplomatique entre les deux capitales.

En quelques jours, la France et le monde découvrent l’autre visage d’un régime perçu comme stable et d’un roi charismatique. L’ouvrage de Gilles Perrault raconte l’emprisonnement massif des opposants politiques à Tazmamart, la torture et les assassinats politiques des « années de plomb ». Acculé, Hassan II libère une ribambelle de prisonniers politiques et ferme le bagne de Tazmamart.

Mais il décide, après coup, de renforcer et d’élargir ses liens avec la France. Selon le journaliste Omar Brouksy, auteur du livre La République de Sa majesté en 2017 et lui-même victime de l’espionnage via Pegasus, le roi constate alors que « la monarchie ne dispose pas d’un réseau efficace dans les milieux parisiens, où une puissante élite politique et médiatique formate les opinions » (lire notre entretien).

De quinquennat en quinquennat, des liens qui ne se défont pas

S’ensuit un rapprochement diplomatique constant. En 1995, Jacques Chirac se rend, dès l’été de son élection, à Rabat. Il y évoque son « profond sentiment d’affection personnelle à ce pays et à son souverain » et sa volonté de « tourner définitivement la page des mésententes et des malentendus ». Douze ans plus tard, son successeur, Nicolas Sarkozy, choisit aussi Rabat pour proclamer l’amitié franco-marocaine. Il y rend hommage au royaume « démocratique » et « pluriel », au travail entrepris pour « faire face » aux « violences du passé » et demande : « Quel pays en a fait autant que le Maroc ? »

François Hollande s’inscrit dans la continuité. Mohammed VI a été le premier chef d’État étranger à être reçu à l’Élysée après l’élection du socialiste en mai 2012. Lors de sa visite à Rabat, en avril 2013, le président français avait ravi ses hôtes en célébrant la « stabilité » du pays face aux printemps arabes « porteurs de risques ».

Un événement a particulièrement choqué les défenseurs des droits humains. C’était en 2014 : le 20 février, une magistrate parisienne convoque le très puissant Abdellatif Hammouchi, de passage à Paris et visé par plusieurs plaintes pour torture, complicité de torture et non-assistance à personne en péril. Elle envoie des policiers pour lui remettre une convocation. Il ne s’y rendra jamais et, le soir même, il était de retour au Maroc.

Mais l’épisode a suscité une rupture diplomatique avec la France qui a duré un an. Le Maroc gèle la coopération judiciaire et la coopération sécuritaire entre les deux pays. Des centaines de dossiers portant sur des sujets aussi variés que du trafic de drogue, des litiges commerciaux ou des enlèvements d’enfant s’en trouvent pénalisés. Selon plusieurs sources, du jour au lendemain, les services marocains n’envoient plus aucune information à leurs homologues français.

François Hollande avait pourtant décroché son téléphone pour « dissiper tout malentendu » avec Mohammed VI. Le Quai d’Orsay avait évoqué un « incident regrettable » et prétendu se mêler de l’enquête judiciaire en cours, « en réponse à la demande des autorités marocaines ».

Il a fallu de nombreux échanges plus ou moins officieux – menés notamment par l’ancienne ministre socialiste Élisabeth Guigou, proche du Royaume – et la signature d’un nouvel accord de coopération judiciaire entre les deux pays pour que la brouille se dissipe. Un texte vivement critiqué par les associations de défense des droits de l'homme, les syndicats de magistrats et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), tant il cède aux diktats de Rabat (lire notre entretien avec Renée Koering-Joulin). Il a été adopté par le Parlement à l’été 2015.

La France a même été jusqu’à réhabiliter publiquement Abdellatif Hammouchi, un des plus puissants personnages du Royaume (lire ici un de ses rares portraits), en promettant de l’élever au grade d’officier de la Légion d’honneur.

À l’image d’Élisabeth Guigou, plusieurs personnalités politiques de tous bords ont tissé des liens étroits avec la monarchie marocaine ces trente dernières années. Des interlocuteurs de choix, chouchoutés par Rabat pour mettre de l’huile dans les rouages diplomatiques. « Mohammed VI a reconstitué cette élite française proche du Palais qui avait vieilli à la mort de Hassan II », analysait Omar Brouksy dans Libération en 2017.

Au sein de la gauche socialiste, Dominique Strauss-Kahn était de celle-là. L’ancien ministre de François Mitterrand, qui a grandi à Agadir, vit à Marrakech depuis plusieurs années. C’est également au Maroc qu’il a installé Parnasse, son florissant business de conseil aux gouvernements et aux grandes entreprises à travers le monde. Le roi du Maroc lui-même bénéficie des conseils de l’ancien directeur général du FMI.

Au gré du renouvellement du personnel politique, le Makhzen consolide son ancrage au sein du pouvoir français. Garde des Sceaux de 2007 à 2009, Rachida Dati s’est régulièrement affichée en avocate du Royaume. Si bien qu’elle s’est vu remettre au nom de Mohammed VI les insignes de grand officiel du Wissam al-Alaoui, l’équivalent marocain de la Légion d’honneur, peu après son départ du gouvernement. « À chaque fois qu’elle en a eu l’occasion, Rachida Dati a contribué au rapprochement entre la France et le Maroc », saluait à l’époque Redouane Adghoughi, numéro 2 de l’ambassade.

Entre 2012 et 2017, le Maroc a pu bénéficier de sa relation avec Najat Vallaud-Belkacem, une des figures médiatiques de l’exécutif socialiste. Franco-marocaine, native de la région du Rif, l’ancienne porte-parole du gouvernement n’a pas qu’un rapport familial et personnel au Royaume. En 2007, elle a été nommée « par Sa Majesté » au sein du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME). L’élue rhodanienne a quitté l’instance en décembre 2011, peu après avoir été propulsée porte-parole de la campagne de François Hollande. En 2020, elle a été recrutée comme professeure affiliée à l’université Mohammed-VI-Polytechnique, une institution lancée par le souverain lui-même.